Nées un 26 décembre, les jumelles Hendrick étaient comme un cadeau de Noël en retard pour leurs parents et leur grand frère. Charlie et Jude. Jude et Charlie. Elles auraient du être deux garçons, et leurs parents avaient décidé de garder quand même les prénoms qu’ils avaient choisis. En grandissant, les jumelles développèrent une relation fusionnelle, n’ayant pas besoin de dialogue pour se comprendre, jouant de leur ressemblance physique pour tromper les autres. Cette ambiguïté entraîna d’abord l’incompréhension, puis la jalousie de leurs camarades par rapport à cette situation qu’elles n’avaient pas choisi. Jamais seules, unissant leurs efforts pour obtenir jouets, puis plus tard autorisations de sortie et autres, cette situation leur convenait à toutes les deux. Jusqu’à l’année de leurs douze ans, et l’annonce du médecin, concernant leur mère. « Cancer du sein, phase terminale, trois mois… ». Trois mois et quatorze jours plus tard, le trait représentant la vie de leur mère marquait une ligne droite continue. Un an après ce drame, Charlie se précipitait en pleurant dans la chambre commune pour annoncer à Jude que leur grand frère venait d’avoir un accident de voiture. Trop de mort en deux ans pour que les jeunes filles puissent tenir le coup. Déprime du duo. Charlie s’en releva plus vite que sa sœur, ou du moins arriva plus vite à faire comme si elle s’en était remise, et tout le monde se mettait à la préférer à Jude. « Charlie est plus joyeuse, toi tu fais toujours la tête. », « Charlie ne râle pas tout le temps, elle ». Même les profs s’y mettaient. « Mademoiselle Hendrick, prenez exemple sur votre sœur, un peu ! ». Après plusieurs mois, Jude fut expulsée de l’école, où sa sœur, elle, pouvait rester autant de temps qu’elle le voulait, après avoir été traitée de « cas désespéré ». Malgré toutes les attentions qu’on lui portait, Charlie restait aux côtés de Jude, devenant sa bouée de sauvetage, une bouffée d’air frais dans cette tornade incessante. Petit à petit, elle remonta la pente, et parvint à faire presque aussi bonne impression que sa sœur aux autres élèves. Elles entrèrent ensemble à l’institut Bennet, Jude en photographie, et Charlie en sciences. Un vrai lieu de répit, qui leur permit de reprendre leur souffle après ce qu’elles avaient vécu. Personne ne les jugeait sur ce qu’elles avaient été lors du décès de leur mère, puis de leur frère aîné, personne ne faisait de préférence sur une des jumelles à haute voix, chacune ayant ses amis, mais aussi des amis communs. Jusqu’à ce jour de mai 2008, où Frederick Elmer s’introduit dans la cafétéria avec un sac rempli d’armes, avant de tuer plusieurs personnes dans tout l’institut. Plusieurs personnes… dont Charlie. A quoi bon aimer, si ceux que l’on aime meurent tous ? Un an. Un an sans Charlie, sans sa moitié, son reflet dans un miroir invisible. Un an seule avec son père, à l’entendre crier chaque nuit quand il se réveillait en sursaut d’un cauchemar incluant les trois membres de la famille disparus. Un an sans jamais parvenir à se relever. Un an à faire comme si tout allait bien, pour honorer la mémoire de Charlie. Charlie aurait tenu le coup. Charlie parviendrait au moins à faire croire à tout le monde qu’elle allait bien. Et ce n’était pas vraiment le cas de Jude…

Le groupe entre, au milieu du brouhaha ambiant et habituel de la cafétéria. Cinq garçons, et trois filles, dont deux se ressemblent étrangement. Les jumelles Hendrick et leurs amis. Plaisantant, riant, se taquinant. Jusqu’au coup de feu. Le premier d’une série de trois. Non, d'une longue, très longue série. Et le corps de Charlie tombe au sol dans un bruit sourd. Au milieu des cris des élèves, ainsi que de leurs courses pour s’échapper, Jude tourne lentement la tête, et croise le regard éteint de sa jumelle. Ses épaules tremblent, son dos se courbe, et elle est secouée de violents spasmes. Et au milieu de cette cafétéria pleine d’élèves, au milieu des balles qui volent, et des gens qui la bousculent en courant, elle hurle d’un cri inimaginable. Un cri qu’on aurait jamais pu penser provenir d’un corps si frêle. Elle hurle. Elle hurle. Elle hurle. Sa voix est rauque, trempée de larmes. Sa plainte est incohérente. Elle crie sa douleur, sa détresse, son amour. Elle n’en peut plus, et s’écroule, et le désespoir déchire son être tout entier. Elle s’écroule, dans les seuls bras qu’elle trouve. Elle ne sait même pas à qui ils appartiennent, si elle connaît la personne qui la retient ainsi. Elle serre la personne le plus fort possible, et elle pleure. Elle pleure à n’en plus finir. Elle pleure cet amour mort. La personne qui l’étreint et la retient, l’entraîne dans un recoin noir. De là, elle peut toujours apercevoir le corps de sa sœur, perforé de balles. Pourquoi elle ? Pourquoi Charlie ? Alors que son sauveur détourne les yeux, elle court à travers la cafétéria maintenant déserte, pour rejoindre sa sœur, retrouver son amour. Le bruit de ses pas alerte le tueur fou, qui fait demi tour, et dans un mouvement qui semble interminable, lui tire dessus. Bien trop bas pour la tuer, cependant. Elle s’effondre, ferme ses yeux mouillés de larmes le plus fort qu’elle peut, et attend, combattant la douleur qui s’insinue dans ses veines, et retenant la vie qui s’écoule en même temps que son sang. Et elle s’évanouit.